Notre présidente chez dixit.net
Invitée par dixit.net, Marie-Xavière Wauquiez a parlé mobilité des femmes, des métiers dans ce domaine, mais aussi du harcèlement et des stratégies mises en place par les femmes pour parcourir la ville.
Nous retranscrivons en intégralité son échange avec Sylvain Grisot, avec leur aimable autorisation. Vous pouvez retrouver l’article et son podcast ici, ainsi que la newsletter annonçant cet entretien.
Sylvain GRISOT > Marie-Xavière Wauquiez, bonjour. Tu es ingénieure de formation, tombée dans le monde de la mobilité il y a une quinzaine d’années, avec des passages chez un opérateur de transport, un incubateur, une start-up et une association vélo. L’occasion de se forger un regard sur ces questions de mobilités, mais aussi de s’engager. En 2015, tu as co-fondé Femmes en Mouvement. Une association qui « agit pour les femmes dans la mobilité, mais aussi pour la mobilité des femmes ». A quel besoin devait répondre cette association, à l’époque de sa création en 2015 ?
Marie-Xavière WAUQUIEZ > Cela a commencé par un post rageur sur Linkedin. A l’époque, j’étais consultante indépendante, et c’était la 12ème conférence que je suivais sur les transports et la mobilité où il n’y avait que des hommes pour en parler. Chez Keolis, j’avais un super directeur de la communication qui avait monté un événement qui s’appelait « Keolis au féminin » pour rassembler les femmes de l’entreprise. On n’était pas très nombreuses. C’est ce moment là qui a éveillé mon féminisme dans les transports. Alors arrivée à cette 12ème conférence, je me suis dit « Ras-le-bol des conférences où il n’y a que des hommes qui, une fois de plus, ne sont pas très intéressants : je vais faire une conférence où il n’y a que des femmes ». Quelques personnes que je ne connaissais d’ailleurs pas ont vu passer le post et m’ont dit « Si tu te lances, on le fait avec toi ». On a donc monté cette conférence, qui a rassemblé 26 intervenantes et une centaine de participants, à la fondation Mozilla qui nous avait prêté les lieux. A l’issue de cette conférence, qu’on avait trouvé super intéressante on a décidé de monter une association.
Mon point de vue est de dire que dans toutes les entreprises il y a des femmes intéressantes, avec de belles carrières, de beaux profils et qui ont des choses à dire. Simplement, les organisateurs de conférences vont au plus rapide et contactent ceux qu’ils connaissent déjà, donc toujours les mêmes. A l’époque, je n’avais pas encore intégré ces notions de mobilité genrée, où moi en tant que femme, je n’ai pas la même mobilité que celle de mon mari.
C'est montrer qu’il y a des expertes qui peuvent prendre la parole et qui le font très bien. Vous travaillez à donner de la visibilité, mais aussi à donner envie aux femmes de s’engager dans ces entreprises et ces métiers de la mobilité ?
On travaille sur plusieurs sujets, en fait. Il y a le sujet du harcèlement dans les transports. J’ai travaillé quatre ans chez Keolis, entre 2006 et 2010, à l’époque c’était un sujet dont personne ne parlait. Or, c’est un sujet qui concerne énormément de femmes. Moi-même, j’ai assisté à une conduite absolument inacceptable de la part d’un homme dans le TGV que je me suis empressée d’oublier, car c’était assez traumatisant. Les femmes représentant 52% de la population, c’est donc la moitié de leur clientèle qui a des problèmes de sécurité dans sa mobilité. Aujourd’hui, la parole se libère, les opérateurs sont obligés de proposer des actions pour lutter contre les frotteurs du métro, les personnes qui descendent du bus en même temps que vous et qui vont vous suivre jusque chez vous, etc.
On travaille aussi sur le sujet du recrutement. Par exemple, on a eu un entretien avec la Fédération de transport de voyageurs. Il en est ressorti que les femmes sont de très bons éléments : elles conduisent bien, elles ont moins de conduites à risque, etc. Mais les opérateurs ont beaucoup de mal à capter les femmes au moment où elles font leur choix de carrière. Jusqu’à il y a peu, un jeune ne pouvait pas être conducteur d’autocars, il devait attendre 21 ans. Les garçons allaient faire de la mécanique en attendant, mais les filles avaient déjà été orientées vers d’autres carrières comme la puériculture ou l’esthétique. La limite d’âge a donc baissé il y a peu, on ne peut pas encore en voir les effets, mais c’est important de dire aux jeunes filles qu’elles peuvent faire ces métiers-là.
Pour donner envie, l’association a d’ailleurs sorti un jeu de sept familles de la mobilité, avec de vraies femmes qui montrent la réussite et la diversité des parcours. Comment travaillez vous ce sujet du recrutement et de l’envie d’en être ?
Ce jeu de cartes, on l’a conçu parce qu’on organisait une grande soirée institutionnelle pour les 5 ans de Femmes en Mouvement, mais qui n’a finalement pas eu lieu à cause de la pandémie. On a créé un jeu mettant en scène les sept familles de la mobilité, avec six femmes dans chaque famille, qui ont des métiers plus ou moins accessibles. Par exemple, dans la famille transport publique, il y a une conductrice de bus, une technicienne de maintenance, une responsable d’exploitation, une directrice de réseau, mais aussi la PDG de Keolis. Forcément, il n’y a qu’une seule place à ce poste, alors qu’il y a plein de places pour être conductrice de bus.
L’idée de cette soirée était que chaque personne adulte vienne accompagnée d’une jeune femme, entre la 3ème et la Terminale, pour leur montrer tous ces métiers et leur expliquer que le réseau professionnel est important. Elles peuvent regarder les cartes et se dire « Tiens, elle travaille à la sécurité à la SNCF, tiens celle-ci est pilote d’avion, tiens elle fait des formations pour apprendre à conduire des véhicules lourds ». Ce sont directement ces femmes qui ont écrit les textes et expliqué ce qui les motivait dans leur métier. On est vraiment très contentes de ce jeu, car cela incarne physiquement ce que l’on fait dans l’association : mettre en valeur des femmes et indiquer qu’elles sont toutes les bienvenues chez Femmes en Mouvement. La PGD ne peut rien faire toute seule, la conductrice de bus ne peut pas s’acheter un bus toute seule, etc.
C’est une bonne illustration de la grande diversité des métiers occupés par les femmes, avec une entrée sur les organisations pour comprendre toute leur profondeur.
C’est vrai qu’on se pose rarement la question quand on voit le chauffeur de bus si le contrôle technique a été fait, dans quel dépôt il est stationné, est-ce que le droit du travail est respecté, etc. C’est une activité qui est vraiment un iceberg.
J’aimerais qu’on revienne sur la question de la sécurité des femmes, au-delà du harcèlement, mais aussi des stratégies qui sont mises en place par les femmes pour parcourir la ville la nuit, éviter certains endroits, etc. On voit bien qu’il s’agit d’une forme de quotidien et pas d’accidents ponctuels. Comment est-ce que l’on parle de ça ? Comment est-ce que l’on rend ça visible ? Comment est-ce qu’on agit sur ces sujets-là ?
La grosse différence maintenant c’est qu’il y a une prise de conscience des opérateurs. Mais c’est un sujet compliqué, car si il est trop mis en avant, cela peut faire un effet repoussoir en créant un sentiment d’insécurité. Mais il y a de vraies réflexions enclenchées sur le design, sur l’éclairage… Cela met du temps à porter ses fruits. Aujourd’hui, si je vois une femme se faire embêter dans le bus, je vais aller lui parler et faire semblant de la connaître. Il faut s’imposer, car souvent les gens qui agressent les femmes ne sont pas très courageux : il y a 9 chances sur 10 qu’ils déguerpissent.
Les stratégies d’évitement sont un sujet qu’on a découvert en créant Femmes en Mouvement. Les plus jeunes d’entre nous nous expliquaient qu’elles mettaient des baskets dans leur sac pour pouvoir courir, ou qu’elles se changeaient pour ne pas être en robe ou en jupe, qu’elles restaient à côté du conducteur ou de la conductrice, qu’elles gardaient leurs clés dans leurs mains, etc. Ce n’est pas normal qu’une fille ne puisse pas sortir sans penser à tout ça. Il n’y a pas de tenues non appropriées. Il n’y a que des gens qui ne respectent pas les autres. Chacune et chacun a le droit de se promener dans la tenue qui lui plaît et qui l’arrange. Pourtant, c’est encore difficile de lutter contre ce fameux « Elle l’a cherchée ».
Ce sont de bons exemples pour expliquer que la mobilité est genrée et qu’il y a des problématiques qui touchent spécifiquement les femmes. Mais si on sécurise pour les femmes, on sécurise aussi plus pour tout le monde. Peux-tu revenir sur ce sujet de mobilité genrée, notamment dans les pratiques cyclistes des hommes et des femmes qui sont différentes ? Qu’est-ce que cela nous dit sur nos façons de nous déplacer ?
Pour revenir sur les problématiques qui touchent spécifiquement les femmes, on peut penser à la femme enceinte qui est une personne à mobilité réduite pendant un temps de sa vie : elle a 15kg de plus focalisés à l’avant et elle doit faire attention, car il y a ce bébé auquel elle tient, etc. Cela pose des questions sur certains changements qu'on ne peut plus faire dans le métro parisien, parce qu’il y a trop d’escaliers, parce que les couloirs sont trop longs, etc. Il va falloir prendre un autre chemin, peut-être avec des stations en plus, mais où elle peut rester assise. Après, vous avez le bébé, la poussette, etc… Il faudrait vraiment mieux travailler les transports avec ce panel très large de personnes à mobilité réduite pendant un temps.
Concernant le vélo, j’ai l’impression qu’on peut ranger les femmes en deux grosses catégories : celles qui osent en faire et qui le voient comme un élément de liberté, leur permettant de se déplacer plus vite, plus facilement, et de façon plus sécurisée. On les appelle les « vélodacieuses ». Ensuite, il y a des femmes qui trouvent que l’espace public est tellement dangereux, avec des scooters, des bagnoles, des livreurs, etc. Prendre le vélo serait prendre un risque de plus. C’est dommage, car ces femmes ne vont pas apprendre à leurs filles à faire du vélo non plus.
Cependant, dans les accidents entre des cyclistes et des véhicules lourds, les femmes ont de plus gros dommages, car elles ne vont pas oser se mettre devant s’il n’y a pas de sas à vélo, elles vont donc être dans l’angle mort. Cette question de qui doit faire attention à l’angle mort rend fous les cyclistes, mais si vous n’êtes pas automobilistes, vous ne savez pas ce que c’est. C’est très difficile d’apercevoir l’angle mort. Si en plus on conduit une petite fourgonnette qui n’a pas de rétroviseur central, c'est encore plus compliqué…
C’est un sujet assez révélateur, car on comprend qu’avoir des véhicules lourds et légers utilisant la même infrastructure pose un problème. Les statistiques sont aussi genrées, révélant des comportements très différents. L’essentiel de la mortalité à vélo, liée à l’angle mort, en ville est féminin. On comprend encore une fois que faire bien, faire mieux, pour les femmes, c’est faire mieux pour tout le monde. Ne pas adapter uniquement la mobilité à un homme blanc, en bonne santé, de 40 ans et CSP+. Répondre aux besoins des femmes améliore le système pour chacun. Aussi pour éviter les montées de stress des conducteurs, liées notamment à la montée en charge des infrastructures vélo, des trottinettes, etc.
J’ai travaillé à la fédération des usagers de la bicyclette en 2020 pendant 18 mois. C’est là que j’ai appris qu’il existait un réseau de vélo-écoles mais qui ne compte que 170 écoles dans toute la France. Cela fait seulement deux par départements, et ce sont essentiellement des femmes qui les fréquentent car elles pensent qu’elles ne savent pas faire, donc elles prennent un cours. Surtout avec l’arrivée du vélo électrique où il vaut mieux être un cycliste aguerri, car le vélo "vous amène". On a aussi des demandes chez Femmes en Mouvement pour aider à faire venir les femmes dans les métiers de la livraison à vélo. Aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif, le livreur est un homme jeune, souvent noir, dans une situation d’irrégularité vis-à-vis du droit de séjour. Dans le jeu de sept familles, il y a une bruxelloise Baptistine, qui est sûrement l’une des seules livreuses à vélo de Bruxelles.
On a une belle marge de progrès sur tous ces sujets. C’est quoi la prochaine étape pour Femmes en Mouvement ?
L’association est à un moment assez crucial, car pour la première fois, nous avons des moyens financiers. Avant, on faisait des activités avec deux bouts de ficelles, mais maintenant, on a plus d’ambitions. Aujourd’hui, notre format habituel, c’est un apéro une fois par mois autour d’une femme de la mobilité, avec des parcours exceptionnels. Au mois de janvier dernier, c’était la responsable de la flotte de bus de Montréal. On a eu une ancienne commissaire européenne, la présidente de la RATP Dev, etc. On va aussi tester un format table ronde pour faire parler quatre femmes sur des métiers différents. On fait aussi des webinaires en partenariat avec l’association Rêv’Elles qui travaille auprès des jeunes filles de quartiers prioritaires. On voudrait faire sponsoriser ces événements et les axer sur des thématiques spécifiques. Le mécénat, ce n’est pas pour qu’on gagne de l’argent, mais pour qu’on fasse des formats qui soient mieux montés, à regarder en replay et avec un habillage plus professionnel. On tient vraiment à ce que cela fasse envie et que des femmes viennent travailler dans ces métiers-là. Enfin, on a un dernier projet : une adhérente voudrait qu’on travaille sur la mobilisation des femmes seniors, car passées un certain âge, les femmes disparaissent. Alors qu’elles sont encore plus fragiles, qu’elles ont encore plus besoin d’attention et qu’elles sont très nombreuses à vivre longtemps.
Pour finir, aurais-tu conseil de lecture à nous donner ?
Ce serait Invisible Woman de Caroline Criardo-Perez. Elle pointe du doigt beaucoup de secteurs qui ont été dessinés par les hommes pour des hommes. Un exemple frappant est que, dans les pays développés, les femmes meurent plus de crises cardiaques que les hommes, car ce ne sont pas les mêmes symptômes que chez les hommes et qu’ils ne sont pas connus. Quand une femme fait une crise cardiaque, les médecins ont beaucoup de mal à la reconnaître, car ils connaissent mieux les symptômes chez les hommes. Bien sûr, dans leurs études on ne leur a pas précisé que c’étaient les symptômes des hommes, mais que c’étaient ceux de la crise cardiaque.
Merci Marie-Xavière, et à bientôt.
Propos récoltés par Sylvain Grisot · dixit.net · Janvier 2022
Pour aller plus loin :
Invisible Woman : exposing data bias in a world design for men, de Caroline Criardo-Perez